samedi 1 décembre 2018

Les fantasmes de Lucie (28)


Cette photo des années vingt me fascine.
Qui est cette femme ? Je n’en sais rien. Et personne, sans doute, n’en sait plus rien.
A-t-elle quitté, à vingt ans, la tête pleine de rêves, un fin fond de province perdu où elle n’avait pas la moindre perspective d’avenir, pour monter tenter sa chance à Paris ? C’est fort probable. Des yeux clairs, un joli visage, un corps harmonieux… Elle aura sans doute trouvé, sans trop de difficultés, à poser pour des peintres ou les étudiants d’une école d’art quelconque. Et se sera vite sentie à l’étroit. Viser plus loin. Plus haut. Être celle qu’on admire sur une scène de music hall ou de théâtre. Une artiste dont la loge regorge de fleurs. Une loge devant la porte de laquelle se pressent les admirateurs. Elle rêve de gloire, de voyages exotiques, d’amants transis. D’une existence pleinement vécue.
Et c’est alors que surgit dans sa vie un photographe qui se dit convaincu qu’elle a du talent, un talent immense, qui le lui répète à l’envi, sur tous les tons, qui prétend avoir des relations haut placées. Et qui couche avec elle. Les photos qu’il fait d’elle, lui jure-t-il, impressionnent très favorablement directeurs de théâtre et de revues. On va lui donner sa chance. Ce n’est qu’une question de jours, au pire de semaines. Mais le temps passe sans que toutes ces belles paroles débouchent sur quoi que ce soit de concret. C’est toujours « après », « plus tard », « bientôt ». Elle finit par perdre patience, décide de prendre elle-même son destin en mains. Elle frappe à toutes sortes de portes, sollicite, implore. On l’amuse, une nouvelle fois, de promesses. Elle brûlera les planches, oui, à condition que… Et elle passe de lit en lit.

Un petit rôle par ci, une figuration par là, tout juste de quoi vivoter. De moins en moins bien au fur et à mesure qu’elle avance en âge. Et elle finira, à un peu plus de trente ans, par regagner sa province, désabusée et aigrie. Par s’y marier. Par s’y consumer en regrets.

Que reste-t-il de cette vie d’espoirs amoureusement caressés ? De ces rêves avortés ? Une photo. Cette photo. À laquelle elle n’a pas, sur le moment, accordé vraiment d’importance. C’était juste un moyen, un faire-valoir qui devait lui permettre, espérait-elle, d’atteindre les objectifs qu’elle s’était fixés. Et c’est pourtant cette photo qui demeure. Qui, seule, désormais, parle d’elle. Qui la rend belle et désirable pour l’éternité. Troublante pour des milliers et des milliers d’hommes et de femmes qui peuvent avoir accès à elle, à leur guise, sur Internet.

Je la regarde cette photo. Je ne me lasse pas de la regarder. Et elle me trouble. Énormément. Je l’envie cette femme. Comme je l’envie ! Parce que tant d’années après des milliers et des milliers d’hommes et de femmes peuvent encore la contempler, l’admirer et se donner du plaisir en la regardant. Je voudrais être sa place. Tellement ! Je ferme les yeux. C’est moi. C’est vers moi que tant de regards convergent. C’est sur moi qu’une multitude de queues gorgées de sève viennent, tour à tour, se soulager. C’est sur moi. Et ce n’est pas vraiment sur moi. Pour que ce soit vraiment sur moi, il faudrait… Il suffirait… Un clic. Un simple clic. Et…

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