Cette
photo des années vingt me fascine.
Qui
est cette femme ? Je n’en sais rien. Et personne, sans doute,
n’en sait plus rien.
A-t-elle
quitté, à vingt ans, la tête pleine de rêves, un fin fond de
province perdu où elle n’avait pas la moindre perspective
d’avenir, pour monter tenter sa chance à Paris ? C’est fort
probable. Des yeux clairs, un joli visage, un corps harmonieux…
Elle aura sans doute trouvé, sans trop de difficultés, à poser
pour des peintres ou les étudiants d’une école d’art
quelconque. Et se sera vite sentie à l’étroit. Viser plus loin.
Plus haut. Être celle qu’on admire sur une scène de music hall ou
de théâtre. Une artiste dont la loge regorge de fleurs. Une loge
devant la porte de laquelle se pressent les admirateurs. Elle rêve
de gloire, de voyages exotiques, d’amants transis. D’une
existence pleinement vécue.
Et
c’est alors que surgit dans sa vie un photographe qui se dit
convaincu qu’elle a du talent, un talent immense, qui le lui répète
à l’envi, sur tous les tons, qui prétend avoir des relations haut
placées. Et qui couche avec elle. Les photos qu’il fait d’elle,
lui jure-t-il, impressionnent très favorablement directeurs de
théâtre et de revues. On va lui donner sa chance. Ce n’est qu’une
question de jours, au pire de semaines. Mais le temps passe sans que
toutes ces belles paroles débouchent sur quoi que ce soit de
concret. C’est toujours « après », « plus
tard », « bientôt ». Elle finit par perdre
patience, décide de prendre elle-même son destin en mains. Elle
frappe à toutes sortes de portes, sollicite, implore. On l’amuse,
une nouvelle fois, de promesses. Elle brûlera les planches, oui, à
condition que… Et elle passe de lit en lit.
Un
petit rôle par ci, une figuration par là, tout juste de quoi
vivoter. De moins en moins bien au fur et à mesure qu’elle avance
en âge. Et elle finira, à un peu plus de trente ans, par regagner
sa province, désabusée et aigrie. Par s’y marier. Par s’y
consumer en regrets.
Que
reste-t-il de cette vie d’espoirs amoureusement caressés ? De
ces rêves avortés ? Une photo. Cette photo. À laquelle elle
n’a pas, sur le moment, accordé vraiment d’importance. C’était
juste un moyen, un faire-valoir qui devait lui permettre,
espérait-elle, d’atteindre les objectifs qu’elle s’était
fixés. Et c’est pourtant cette photo qui demeure. Qui, seule,
désormais, parle d’elle. Qui la rend belle et désirable pour
l’éternité. Troublante pour des milliers et des milliers d’hommes
et de femmes qui peuvent avoir accès à elle, à leur guise, sur
Internet.
Je
la regarde cette photo. Je ne me lasse pas de la regarder. Et elle me
trouble. Énormément. Je l’envie cette femme. Comme je l’envie !
Parce que tant d’années après des milliers et des milliers
d’hommes et de femmes peuvent encore la contempler, l’admirer et
se donner du plaisir en la regardant. Je voudrais être sa place.
Tellement ! Je ferme les yeux. C’est moi. C’est vers moi que
tant de regards convergent. C’est sur moi qu’une multitude de
queues gorgées de sève viennent, tour à tour, se soulager. C’est
sur moi. Et ce n’est pas vraiment sur moi. Pour que ce soit
vraiment sur moi, il faudrait… Il suffirait… Un clic. Un simple
clic. Et…
Un clic... pour l immortalité ?..
RépondreSupprimerC'est un peu ça… Toute la question est de savoir si elle s'y résoudra…
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