Je
repose mon livre. Je ferme les yeux. Et je laisse les images de ces
temps d’alors, de ces temps d’avant, lentement m’envahir.
Il
fait nuit. On frappe. À coups répétés. Insistants.
– Ouvrez !
On
ne nous en laisse pas le temps. On enfonce la porte.
Quatre
archers surgissent dans notre chambre à coucher.
– Messire,
vous êtes en état d’arrestation.
Il y
en a deux qui emmènent mon mari. Sans autre forme de procès.
Les
deux autres se livrent à une fouille en règle de notre habitation.
Ils ouvrent les coffres, retournent les matelas, arrachent, par
endroits, les lattes du plancher. Finissent, en désespoir de cause,
par renoncer.
– Suivez-nous,
Dame Lucie…
J’ai
eu le temps, tandis qu’ils procédaient à leur exploration, de
revêtir une tenue décente. Je les suis. Au-dehors, le jour commence
à poindre.
On
est huit. Huit femmes rassemblées dans un petit local attenant au
tribunal. Huit femmes qui se connaissent toutes. Huit femmes dont les
maris ont tous été arrêtés dans la nuit. Qui s’inquiètent pour
eux.
– Ils
vont pas leur faire de cadeau, ça, c’est sûr !
Qui
imaginent le pire. Sans oser vraiment le formuler.
De
temps à autre, il y en a une qui fond en larmes.
Elle
s’inquiètent aussi pour elles-mêmes.
– Et
nous ? Ils vont nous faire quoi, à nous ?
Laissent
également libre cours à leur colère.
– Qu’est-ce
que nos bonshommes avaient besoin de nous entraîner dans des
histoires pareilles aussi !
Les
heures passent. On attend. On attend toujours. L’angoisse est
palpable.
Il y
en a une qui hurle.
– Qu’on
en finisse ! Mais qu’on en finisse ! Une bonne fois pour
toutes. J’en peux plus, moi !
L’énervement
est à son comble.
– Ferme-la !
Mais ferme-la !
Surgit
enfin, aux alentours de midi, un émissaire du prévôt accompagné
d’archers. Il nous lit une interminable sentence truffée de termes
juridiques, de références à d’innombrables décrets et de toutes
sortes de considérations diverses. Il en vient enfin au fait.
– Attendu
qu’il est patent que lesdites dames susnommées étaient au courant
des activités coupables de leurs maris, qu’elles ont accueilli les
réunions séditieuses sous leurs toits respectifs et qu’elles les
ont couvertes en ne les dénonçant pas, nous, prêvot, les
condamnons, en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, à
recevoir nues, en place publique, trente coups de fouet chacune.
Il
s’éclipse. Et claque l’ordre des archers.
– Déshabillez-vous !
S’ensuivent
plusieurs minutes de totale confusion. Elles parlent toutes à la
fois. Elles protestent. Elles supplient. Elles gémissent. Elles se
tordent les mains. Elles s’arrachent les cheveux.
Je
reste en retrait, silencieuse. Le fouet, je connais. Je me le donne
de temps à autre en secret. Pour mon plus grand ravissement. En
rêvant parfois qu’on me l’administre publiquement. Alors…
alors c’est une véritable aubaine pour moi. Mais personne,
absolument personne, ne doit savoir. Il faut que je parvienne à
donner le change.
Les
archers s’impatientent.
– Assez
perdu de temps ! On se déshabille. Et on se dépêche.
Elles
se jettent à leurs pieds. Elles leur entourent les genoux de leurs
bras. Leur promettent de l’or. Autant d’or qu’ils voudront.
J’explose.
– Un
peu de dignité, que diable ! De toute façon, on n’a pas le
choix. Il faudra en passer par là. Alors autant faire contre
mauvaise fortune bon cœur.
Et
j’entreprends de me déshabiller. Tournées vers moi, elles me
regardent faire, silencieuses. Marguerite, la femme du boulanger, s’y
résout aussi. Et puis Catherine. Et puis Berthe. Et puis les autres.
Toutes les autres. On est nues. Toutes nues. Toutes les huit.
Le
capitaine des archers nous distribue des fouets. Chacune le sien.
– Vous
devrez les garder à la main. Jusque là-bas. Où ils se lieront
d’une étroite amitié avec vos gentils petits derrières.
Et
des sortes de pagnes faits d’un tissu extrêmement léger.
– Mais
ne rêvez pas ! Ils vous seront retirés au moment opportun.
Et
il éclate d’un rire gras.
On
nous pousse dehors. Dans la rue.
– Allez,
en route !
Notre
petite troupe s’ébranle cahin caha. L’air est doux. Les pagnes
glissent. Il faut les retenir avec la main. Celle qui est libre. Qui
ne tient pas le fouet. Des hommes, des femmes sont massés sur notre
passage. Ils rient. Ils commentent. Ils se moquent. Ils nous
insultent. On s’efforce, tant bien que mal, de ne pas croiser leurs
regards. Mais c’est plus fort que moi : je relève parfois la
tête.
La
grand’place est noire de monde. Un long murmure de réprobation
nous accueille. Et puis des cris. Des huées. On nous fait fendre la
foule. Grimper sur une estrade. Il y a du monde partout. Devant.
Derrière. À droite. À gauche.
– À
genoux !
En
ligne. Des gardes prennent place à nos côtés.
– Les
fouets !
On
les leur tend.
– Mains
sur la tête !
Nos
pagnes tombent. Il se fait un impressionnant silence. Tous les
regards sont rivés à nous.
– Exécution !
Les
fouets claquent, s’abattent. Tous en chœur. Je me cabre. Je gémis.
Mes compagnes aussi. Les coups sont réguliers, méthodiques et de
plus en plus appuyés. Elles crient. Elles hurlent. Moi aussi. À
pleins poumons. On ne sait pas. On ne peut pas savoir si c’est de
douleur. Ou de plaisir. Pour moi, c’est les deux.
Je
rouvre les yeux. Je suis bien. Je reprends mes esprits. Et mon livre.
Ha oui hein ? Carrément en place publique. Un alibi en béton !
RépondreSupprimerQuand je vous disais que la tête de Lucie fourmille de fantasmes de toute sorte!
RépondreSupprimerSympa ce blog.
RépondreSupprimerPour les amateurs, et en particulier de ce chapitre, je vous conseil "les infortunes de la belle au bois dormant" de Anne Rice . Vous devriez être comblés .
Merci du conseil. Je vais, pour ma part, aller voir ça de plus près.
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