lundi 21 octobre 2019

Les fantasmes de Lucie (73)



Aquarelle de Gottfried Sieben

Cordelia n’en parlait plus. Plus vraiment.
Je l’interrogeais du coup.
– Alors, Émilie ? Ça donne quoi ?
Elle haussait les épaules.
– Rien. J’avais cru, mais non. Elle est pas vraiment réceptive à tout ça, en fait. Et toi, Bianca ?
– Non plus, non. Je laisse tomber.

C’était faux. Archi-faux. Mais j’avais pas du tout envie de la partager avec elle, Bianca. Ni avec qui que ce soit. Surtout que maintenant qu’elle avait ouvert la boîte à fantasmes… Elle saisissait la moindre occasion.
– Tu vois ces types, là, à droite ?
On était au restaurant.
– Hein ? Tu les vois ?
Des militaires en uniforme.
Ben oui, je les voyais, oui.
– Ça me rappelle quelque chose.
Son regard s’est perdu dans les lointains.
– Oui, ça me rappelle… Je venais d’avoir une déception amoureuse. Le méga truc. J’étais au quatrième dessous et j’avais voulu foutre le camp. Le plus loin possible. À l’étranger. J’avais trouvé, un peu par hasard, une place de serveuse dans une auberge et, sur le moment, je n’en demandais pas plus. Sauf qu’il y en avait une autre de serveuse qui m’avait tout de suite prise en grippe. Je lui faisais de l’ombre. Elle était vieille, j’étais jeune. Pas trop mal foutue. On me tournait autour. Elle supportait pas. Et un beau jour, pendant mon service, grand branle-bas de combat dans les étages. Ça criait. Ça courait dans tous les sens. Ça a fini par surgir dans la salle en bas. On s’est précipité sur moi. Deux soldats. Plus un espèce de notable qui servait plus ou moins de juge de paix. Et les patrons. On me crie dessus. On parle vite. Je ne maîtrise pas bien la langue, mais je finis tout de même par comprendre qu’on me reproche d’avoir volé la recette de la veille, qu’on a fouillé toutes les chambres et qu’on l’a retrouvée sous mon matelas. J’ai eu beau protester, me débattre comme un beau diable. Rien n’y a fait. À leurs yeux, j’étais incontestablement et définitivement coupable. Il y a bien eu un simulacre de procès, vite fait, dans la pièce voisine. On a prononcé une sentence dont je n’ai pas compris la moitié des mots et je me suis retrouvée à genoux, la tête plaquée contre un tabouret, les fesses à l’air… Et il y a un des deux soldats qui m’a flagellée. Ah, il y est allé de bon cœur, le bougre ! Ça faisait mal, mais comment ça faisait mal ! Ça mordait, ça brûlait, ça déchirait. Et moi, je criais, je chialais, je suppliais. Ce qui lui était complètement égal. Il continuait, imperturbable. Avec l’autre espèce de saloperie de vieille serveuse dans l’embrasure de la porte qui se régalait à me voir gigoter et me tortiller
– C’était elle qui…
– Évidemment que c’était elle. Qui voulais-tu que ce soit ? C’était elle qu’avait planqué le pognon sous mon matelas. À cinquante coups j’ai eu droit. Cinquante. Après quoi on m’a virée comme une malpropre. Et je peux t’assurer que je suis pas restée à traîner dans les parages.
– J’imagine… Mais tu sais quoi, Bianca ?
– Non.
– Je mouille. Et pas qu’un peu.
– Oh, voilà une nouvelle qu’elle est bonne ! Finis vite ton dessert qu’on aille en profiter.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire