jeudi 31 mai 2012

Escobarines: Revanche


– Bonsoir, Mademoiselle Seignier…
– Bonsoir, Monsieur…
– Vous ne me reconnaissez pas ?
– Votre visage me dit bien quelque chose, mais…
– Nous avons pourtant passé de longues heures ensemble… De très très longues heures…
– Je ne vois pas…
– Alors je vais vous rafraîchir la mémoire, Mademoiselle Seignier… Martin Durtier… Ça ne vous dit rien ?
– Martin ! Mais si ! Bien sûr… Martin… Je me souviens… En CM² je t’ai eu, hein, c’est ça ?
– C’est bien ça…
– Et ça remonte à… Hou la la…
– Comme vous dites… Hou la la…
– Tu étais un élève appliqué, travailleur et docile…
– Sans doute trop… Et vous, une institutrice particulièrement injuste…
– N’exagérons rien…
– Je n’exagère rien… Vous avez peut-être oublié… Pas moi… Le 14 Avril c’était… Ça vous dit rien le 14 Avril ?
– À part celles de l’Histoire de France les dates, moi, tu sais…
– Le 14 Avril vous m’avez flanqué une fessée déculotté devant toute la classe… Me dites pas que vous vous rappellez pas !
– Si… Oui… Peut-être…
– Vous vous rappelez forcément… Parce que vous n’en avez pas mis d’autre… À personne cette année-là… Qu’à moi…
– Sans doute y avait-il une bonne raison à cela…
– Une bonne raison ?! Parlons-en, oui ! Parlons-en ! Vous aviez eu la veille des mots avec mon père… À propos de je ne sais trop quel terrain que vous convoitiez l’un et l’autre… Et vous vous êtes vengée sur moi…
– Tu te le seras imaginé…
– Je ne me suis rien imaginé du tout… Vous avez inventé un prétexte… Un soi-disant geste obscène que j’aurais fait, dans votre direction, derrière le dos d’un camarade… Il n’y a jamais eu de geste obscène… Il n’y a jamais rien eu… Et vous le savez très bien…
– C’est loin tout ça…
– Loin ? Pour vous peut-être… Mais pas pour moi… Je vis avec, moi… Tous les jours… Le regard moqueur des filles, quand vous m’avez enfin laissé me relever, je le vois encore… Il est là… Toujours aussi précis… Toujours aussi humiliant… Il me fait toujours aussi mal… Leurs rires, après, sur mon passage, dans la cour, dans la rue, je les entends toujours… C’est là… C’est toujours là… Pas un jour ne se passe sans que ça me revienne tout ça… Vos mots… Votre regard… Vous jubiliez, Mademoiselle Seignier… Vous vous efforciez de n’en rien laisser paraître, mais intérieurement vous jubiliez… Vous jubiliez parce que c’est mon père que vous punissiez à travers moi…
– Je suis désolée…
– Pas tant que moi…
– Si j’avais su…
– Vous auriez fait exactement la même chose…
– Non… Je te jure que non… J’ai honte… Si tu savais comme j’ai honte du mal que je t’ai fait… Et si je pouvais le réparer, ne fût-ce qu’en partie…
– Vous pouvez au moins reconnaître que je ne l’avais pas méritée cette fessée…
– Oh, ça, oui… Oui… Je le reconnais bien volontiers… J’avais eu des mots avec ton père… Qui avait fini par me traiter de tous les noms…
– Je n’y étais pour rien…
– Je sais, oui… Pardonne-moi !
– C’est tout sauf facile…
– Ça ne va pas être facile pour moi non plus maintenant de vivre en sachant quel mal je t’ai fait…  
– Vous ne voudriez tout de même pas que je vous plaigne ?
– Non, bien sûr que non, mais…
– Vous savez ce qui m’a aidé à supporter le souvenir de cette fessée ? À ne pas me laisser détruire par lui ?
– Non… Dis…
– C’est que j’imaginais qu’à mon tour je vous en mettais une de fessée… Déculottée… Magistrale… Vous tempêtiez… Vous gigotiez… Vous me suppliiez d’arrêter… J’étais sans pitié… Des dizaines… Des centaines de fois je me la suis repassée cette scène… Elle m’apaisait…
– Si ça a pu te faire du bien…
– Ça m’en a fait… Mais ça ne m’a jamais complètement libéré… La seule chose qui le pourrait – définitivement… totalement – c’est que je vous en donne vraiment une… La fessée que vous avez méritée… Que vous méritez depuis tant d’années…
– Si tu en certain… Si tu crois vraiment que ça peut te libérer, une bonne fois pour toutes, pour toujours, de tout ça alors vas-y ! Fais-le ! Donne-la moi ! Quoi qu’il doive m’en coûter…

– Penchez-vous, Mademoiselle Seignier… Mieux que ça… Là… On la laisse relevée bien haut cette petite robe… Et maintenant déculottez-vous ! Comme vous m’avez obligé à le faire moi-même, devant toute la classe, il y a vingt-cinq ans…  

6 commentaires:

  1. Ah ! Ces souvenirs d'enfance qui nous hantent...
    Et ces maîtresses à la main leste qui ont traumatisé des dizaines... que dis-je des centaines d'enfants innocents...
    J'aime bien ce texte François, il fait sourire de bon matin. Merci.

    RépondreSupprimer
  2. Coucou François

    Très captivant ton textes qui donne envie de savoir plus sur les personnes présentées. Des nombreux non-dits fertilisent mon imagination, mais justement ton texte ne fait pas oublier la distinction entre la fessée comme rêverie inspirante et comme réalité difficile à intégrer dans un jeune vécu. Beau travail !

    RépondreSupprimer
  3. @Lyzis
    Le paradoxe, c'est que les souvenirs qui me "hantent" le plus ce sont ceux que je n'ai pas... Je veux dire par là que ce sont des scènes auxquelles je n'ai pas réellement assisté - qui m'ont été rapportées et dont je connaissais les protagonistes - qui m'ont le plus marqué... Parce que, sans doute, mon imagination s'enflammait à essayer de se les REPRÉSENTER...
    De là vient probablement que je décris rarement une fessée en tant que telle, mais ce qui l'amène ou ce qui la suit... Ce qui tourne autour... Elle est paradoxalement beaucoup plus
    présente pour moi en ne l'étant pas effectivement...
    Bonne journée à toi...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'imagine que nous sommes nombreux dans ce cas la François. Quel que soit notre âge, nous aimons les histoires. Il est grisant de se mettre à la place d'un personnage ou d'un ami. Nous pouvons sans doute ainsi vivre des milliers de vies... mais sans les vraies douleurs...
      Et je suis tout à fait d'accord, ce qui n'est pas dit, a plus de force que ce qui est décrit dans ses moindres détails... J'aime aussi suggérer et agiter l'imagination... S'il m'arrive d'être plus descriptive, c'est pour faire plaisir à mon L. qui lui aime savoir ce que cachent mes silences ;-)
      Très bonne journée François...

      Supprimer
    2. Et sans doute ce qui est inventé nous exprime-t-il souvent plus et mieux que ce qui ne l'est pas... Ça vient souvent de tellement loin...

      Je crois qu'il y a deux ( au moins ) types de lecteurs: ceux qui ont besoin de descriptions précises, explicites pour entrer dans un texte... Qui veulent que rien ne soit laissé dans l'ombre... Et puis ceux qui, au contraire, préfèrent le suggéré et l'implicite... Ce sont deux modes de lecture bien différents qui ne s'excluent pas nécessairement l'un l'autre...
      Bonne journée à toi
      François

      Supprimer
  4. @ Isabelle

    Coucou,
    En savoir plus sur les personnages mis en scène, oui, pourquoi pas? Sous une forme ou sous une autre... Je vais l'envisager...
    Quant aux non-dits c'est vrai qu'ils peuvent - tout comme les points de suspension - permettre au lecteur qui le souhaite de se faufiler dans le texte et de le marier à son propre vécu ou à son imaginaire...
    Je crois en effet qu'il faut clairement distinguer ce qui relève de l'imagination ( avec sa fonction cathartique ) et la réalité avec ses indispensables garde-fou... Si tout - ou à peu près - peut sans doute "s'inventer" tout ne peut pas se faire... Bien loin de là...
    À bientôt...
    Bonne journée à toi...

    RépondreSupprimer