lundi 27 janvier 2014

Le Centre (54)



– Sacré veinard, va !
Je l’étais : Marjorie, la toute nouvelle recrue de l’entreprise, fraîchement débarquée de son Aveyron natal, avait atterri en direct dans mon bureau…
Ils en séchaient sur pied de jalousie mes collègues… D’autant que Julien m’avait donné carte blanche…
– Mets-là au courant… Et prends tout ton temps… L’essentiel, c’est qu’à l’arrivée elle soit parfaitement opérationnelle…
Pour prendre mon temps, ça, je le prenais ! Parce que séjourner, des heures durant, en compagnie d’une jeune femme aussi charmante que Marjorie, c’était un vrai bonheur… Je plongeais mes yeux dans les siens… Je me noyais dans son parfum… J’effleurais à l’occasion sa main… Je me laissais voluptueusement bercer par sa voix… C’était d’un cœur on ne peut plus léger que je me rendais, chaque matin, au boulot…

Une enveloppe blanche, banale, perdue au milieu des autres et barrée d’un gigantesque CONFIDENTIEL… À l’intérieur ces quelques mots : « Pourriez-vous vous trouver ce soir, à dix-huit heures, au café des Sports ? C’est au sujet de Marjorie, ma femme… Je compte sur votre absolue discrétion… Merci… » Au sujet de Marjorie ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Qui était allé lui raconter quoi au mari ?

C’était un type d’apparence tout à fait banale, attablé un peu à l’écart… Qui m’a aussitôt fait signe…
– Vous me connaissez donc ?
– De vue… Uniquement de vue… Mais asseyez-vous !
Il s’est éclairci la voix…
– Oui… Oui… Je tenais absolument à vous rencontrer… Parce que… Ça va Marjorie au boulot ? Elle pose pas de problèmes ?
– Absolument aucun… Pourquoi voudriez-vous qu’elle pose des problèmes ?
– À l’entendre il y a rien qui va… Elle multiplie les erreurs… Elle met un temps fou à faire ce que vous lui demandez… Elle est au-dessous de tout… Heureusement que vous êtes patient… Et conciliant…
– Je peux vous assurer que son travail nous donne, à Monsieur Lambret et à moi-même, entière satisfaction…
– Faut dire aussi… Elle est tellement perfectionniste… Elle a si peu confiance en elle… Et dans tous les domaines… Vous savez ce qu’elle n’arrête pas de me répéter ? Sur tous les tons ? Qu’elle ne me mérite pas… Qu’il y a des centaines et des centaines de femmes beaucoup plus belles et beaucoup plus intelligentes qu’elle… Qu’un jour je finirai par me lasser et par la quitter… Forcément… Comme si on pouvait avoir envie de quitter une femme pareille !
– Faut reconnaître que…
– Je m’inquiète pour elle, vous savez ! Elle est si fragile… Il suffit de si peu de chose pour la déstabiliser… Pour qu’elle perde complètement pied… Alors promettez-moi ! Promettez-moi que s’il se passe quoi que ce soit…
– Il n’y a aucune espèce de raison…
– On sait jamais ! Promettez-moi que vous m’avertirez… Aussitôt…
– Si vous voulez, mais…
– D’ailleurs si nous pouvions… Vous et moi… Nous rencontrer comme ça… De temps en temps… Je serais plus rassuré… Je serais plus tranquille…

Ce fut d’abord tous les quinze jours… Puis toutes les semaines… Tous les trois jours… Pour parler d’elle… Encore et encore… C’était son plaisir… C’était son bonheur… Il la racontait, intarissable… Je l’écoutais… Fasciné… Elle… Seulement elle… Tout elle… Leur rencontre… Leurs premières vacances… Leur emménagement rue Pasteur… Ses goûts… Ses plats préférés… Ses films préférés… Ses livres préférés… Ses attendrissantes petites manies… De mon côté je la lui offrais au bureau… Ce qu’elle avait dit… Ce qu’elle avait fait… Ses sourires… Ses froncements de sourcils… À nous deux nous la quadrillions… Au plus près… De plus en plus près…

Et puis il la raconta intime… La façon dont elle se nouait à lui dans le plaisir… Dont elle fermait les yeux… Dont elle se mordait les lèvres… Dont elle criait…
– Mais ce qu’elle préfère – et de loin – c’est de l’autre côté… Derrière… Surtout quand…
Il a baissé la voix…
– Surtout quand, avant, je lui ai flanqué une bonne fessée… Alors ça je peux vous dire que ça la met dans tous ses états…
– Une…
– Une fessée, oui… Elle adore… Elle me raconte sa journée… Ce qui n’a pas été… Ce qu’elle a fait de travers… Les mauvaises pensées qu’elle a eues… Tout… Et elle implore : « Punis-moi ! S’il te plaît, punis-moi ! »

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