samedi 28 juillet 2018

Les fantasmes de Lucie (10)



Cette estampe d’époque, je l’ai agrandie et accrochée dans ma chambre, juste en face de mon lit. Elle me fascine littéralement. Je n’ai pas cherché à savoir dans quelles conditions précises cette femme « de condition » avait été fouettée pour avoir craché sur le portrait de M. Necker. Ni qui elle était. Je suppose, sans en avoir l’absolue certitude, que cette scène a eu lieu le 19 mai 1781, quand la foule, brandissant des portraits du ministre déchu, est venue lui manifester son soutien devant le château de Saint-Ouen. Une irréductible opposante a voulu, elle, par ce geste, manifester tout le mépris qu’elle éprouvait pour le grand homme. Ce n’était ni le moment ni le l’endroit. Elle l’a aussitôt appris. À ses dépens.

Cette femme, c’est moi. Souvent. Je n’éteins pas. Je me concentre sur le tableau. J’y entre. Je suis dans mon carrosse. En route pour Versailles. Sur les bas-côtés, des groupes d’hommes et de femmes discutent avec animation.
Je fais arrêter. Je mets la tête à la portière.
– Que se passe-t-il ?
– C’est monsieur Necker, Madame. Le roi l’a démissionné.
Et il me brandit sous le nez le portrait de ce ministre que j’abhorre. Qui s’en est pris à la ferme générale. À cause duquel nos revenus, à mon mari et à moi, se sont brusquement effondrés.
Et je lui crache tout mon mépris au visage.
– Oh, la saleté ! Elle a craché dessus ! Elle a craché sur monsieur Necker !
On hurle. On crie vengeance. On m’extirpe de mon carrosse. Mon cocher, mes laquais essaient mollement de me porter assistance. On les repousse. On les maintient à distance. On m’entraîne manu militari sur une petite place, tout près.
Des femmes hurlent.
– Qu’on la corrige !
– Oui ! Oui ! Qu’on la corrige !
Trois solides gaillards m’empoignent. Il y en a un qui me maintient. Un autre me relève la robe. Jusqu’au dessus de la taille. Et ils tapent. Tous les trois. En chœur. Deux sur le haut du joufflu, une fesse chacun. Et le troisième plus bas, à cheval sur mes deux hémisphères. Ils tapent. Ils tapent tout ce qu’ils savent. Devant moi, il y a quelques groupes qui ont d’abord considéré la scène avec curiosité, puis avec amusement. Certains rient maintenant de bon cœur. Manifestement le spectacle les amuse follement. Mais c’est derrière surtout. Ils sont là plus d’une centaine. Je ne les vois pas, mais je les imagine, les yeux rivés à mon dolent. Et je les entends. Ils applaudissent. Ils encouragent. Ils vocifèrent.
– Mettez-le lui bien rouge à cette drôlesse !
– Qu’elle puisse pas s’asseoir d’un moment…
– Et faites-la danser !
Pour danser, ça, je danse. D’un pied sur l’autre. D’une jambe sur l’autre. Et je chante. J’ai beau m’efforcer de prendre sur moi, de rester digne. Je ne peux pas. Ça fait trop mal. Ça cuit trop. Ma croupe n’est plus qu’un gigantesque brasier. Et ça continue à tomber. Ça n’arrête pas de tomber. Alors je gigote. Je me trémousse. Je me dandine. Je leur offre, bien malgré moi, ce plaisir. Et je pousse la chanson. À pleine voix. À pleins poumons. En hurlements haut perchés. On m’imite. On me singe. Dans de grands éclats de rire.
Ça s’arrête d’un coup.
– Monsieur Necker !
– C’est lui !
– Monsieur Necker !
Des courses folles. À la poursuite d’un carrosse là-bas.
En un rien de temps la place se vide. J’y reste seule. Toute seule. À masser d’abord longuement mon arrière-train endolori. Et puis… je ferme les yeux. Je laisse mes mains aller vagabonder où bon leur semble. Elles connaissent le chemin. Elles l’empruntent. Elles s’y font savantes. Précises. Elles m’emportent.
Quand je reviens à moi, mes laquais sont là, à mes côtés. Ils attendent mes ordres.

4 commentaires:

  1. Excellent !
    Je suis LUCIE
    Sourire...

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  2. Merci. Je suis, pour toutes sortes de raisons, beaucoup plus attaché à cette série qu'à ce que je peux écrire par ailleurs. C'est pourquoi j'apprécie tout particulièrement que des femmes s'y retrouvent.D'une façon ou d'une autre.

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  3. Qu'elle chante, avec 3 fesseurs en même temps, cela peut se comprendre...

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  4. Trois, c'est un maximum. Au-delà, il y a plus suffisamment de surface pour s'exprimer…

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