lundi 15 janvier 2018

Embarquements

James Tissot. Room Overlooking the Harbour. (entre 1876 et 1878)

On m’a saisi le bras au passage.
– Tu me reconnais pas ?
– C’est pas vrai ! Clotilde ! Mais qu’est-ce que tu fais là ?
– La même chose que toi, j’imagine ! J’embarque pour les États-Unis. Bon, mais reste pas planté comme ça ! Assieds-toi ! Qu’on discute un peu.
Clotilde ! Si je m’étais attendu… Clotilde !
– Qu’est-ce tu vas faire là-bas si c’est pas indiscret ?
– Rejoindre mon mari. Qui est américain. On habite Philadelphie. Et toi ?
– La société pour laquelle je travaille a son siège à New York. Je fais l’aller et retour plusieurs fois par an.
Clotilde ! Je ne savais jamais quand j’allais la voir surgir chez moi, à l’époque, mais j’en connaissais toujours la raison : elle venait chercher sa fessée. En toute discrétion.
– Il y a combien de temps qu’on s’est pas vus ?
– Oh, pas loin de dix ans !
Elle frappait. Elle entrait. On ne parlait pas. On ne parlait jamais. Rien. Pas un mot. Ce qu’elle voulait, c’était que je fonde sur elle, que je l’empoigne, que je la trousse, que je lui mette le derrière à l’air et que je lui flanque une vigoureuse fessée. Sans autre forme de procès. Elle gémissait, elle criait, elle battait des jambes, mais elle ne protestait pas. Elle ne protestait jamais. Elle se laissait docilement faire. Aussi longtemps que je le souhaitais. Quand j’en avais fini, elle se relevait, elle se rhabillait « Merci ! » Et elle repartait comme elle était venue.
– T’es retourné là-bas ?
– Pas depuis la mort de mon père, non.
Là-bas… Les bals. Les garden-parties. Les ventes de charité. Les interminables parties de whist. Et Édouard, son promis, qui la suivait comme son ombre.
– Tu l’as pas épousé finalement !
– C’était à deux doigts. Mais non, non, Dieu merci !
J’ai laissé longuement traîner mon regard sur le port, les vergues des bateaux, les vols planés des mouettes.
– À quoi tu penses, Jean ?
– À la même chose que toi, je suppose.
– Quand même… Quand même… Fallait que j’aie sacrément confiance en toi, avoue !
– Une confiance que je n’ai jamais trahie. Ce que je n’ai jamais su, par contre, ce que tu n’as jamais voulu me dire, c’est pourquoi ces fessées.
– Je méritais d’être punie. J’en avais besoin.
– Parce que ?
– Ça ne regarde que moi.
– Et, maintenant, ça n’a plus de raison d’être ?
– Oh, que si ! Plus que jamais !
Elle a plongé ses yeux dans les miens.
– Tu disais que tu viens souvent à New York alors ?
– Tous les deux-trois mois…
– C’est bizarre que le destin nous remette comme ça en contact, non ? Tu trouves pas ?
– Oui. Un peu comme s’il attendait de nous qu’on reprenne les choses là où on les a jadis laissées.
– Ce qui est très certainement le cas.
– Et on ne contrarie pas le destin.
– Jamais.
Elle s’est levée.
– On commence par un petit acompte ?
J’ai laissé passer une dizaine de minutes et je suis allé la rejoindre dans sa cabine.

4 commentaires:

  1. J'attends une suite avec impatience. Elle gémissait, elle criait, elle battait des jambes, mais elle ne protestait pas. C'est tout moi ça.

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  2. La difficulté, c'est que pratiquement pour chacun des textes de ces "détournement coquins", j'aurais envie de faire une suite si ce n'est plusieurs. Et c'est matériellement impossible. En ce qui concerne celui-ci je vais quand même y réfléchir.

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  3. C'est tout réfléchi. Et ce sera pour lundi

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