jeudi 5 mai 2016

Escobarines: le valet (2)

Ils boivent. Tous les deux. À petites gorgées lentes.
– Non, mais franchement – entre nous – qu’est-ce qui a bien pu vous passer par la tête ? Vous êtes financièrement à l’aise… Votre mari occupe une situation en vue… Vous êtes une femme respectable… Insoupçonnable… On vous confie en toute confiance la trésorerie d’une importante association charitable… Et vous vous servez allègrement dans la caisse… Ce n’est pas par nécessité… Alors ? C’est quoi ? Le plaisir de jouer avec le feu ? De tenter le diable ? De rouler tout le monde dans la farine ? D’être finalement une autre que celle que tout le monde croit que vous êtes ?
Par la fenêtre un avion – point brillant – dessine une longue ligne blanche. Il n’insiste pas. Il se lève, se dirige vers les étagères de bois doré contre la cloison. Il lui tourne le dos. La musique s’élance, emplit la pièce…
– Liszt…
– Liszt, oui !
– Il était au programme du conservatoire l’année où…
– Où ?
– Non… Rien…
Liszt. Jusqu’au bout.
– Venez !
Une autre pièce. Aussi claire et spacieuse que la première. Il soulève le couvercle du piano, avance le tabouret, l’invite à prendre place.
– Il y a si longtemps… Je ne sais plus… Je ne saurai plus…
Elle enfonce une touche. Une autre. D’autres. Une à une. En pluie. Ses mains se font pressantes, insistantes sur ses épaules, la forcent à s’asseoir. Il ouvre la partition devant elle. Dans ses doigts ce sont exactement les mêmes fourmillements qu’avant. La même envie. Le même désir. Une première tentative presque aussitôt abandonnée. Une seconde. Et tout revient d’un coup. Léger. Fluide. Évident. Le même plaisir. Le même bonheur. Ils se sourient.

Il sonne encore Jeanne.
– Clarisse est là ?
– Oui, Monsieur…
– Alors envoyez-la-moi !
– Tout de suite, monsieur…
C’est une jeune fille d’une vingtaine d’années qui arrive en traînant les pieds et en mâchouillant un chewing-gum.
– C’est quoi que vous me voulez ?
Elle éclate d’un petit rire goguenard.
– Oh, l’autre ! Qu’est-ce qu’elle fout à poil ?
Son attitude insolente, son langage négligé qui contrastent fortement avec le style ouaté et distingué de la maison semblent beaucoup amuser Monsieur.
– Ça te dirait, Clarisse ?
– Ça me dirait de quoi ?
– De te faire la main sur le derrière de Madame…
– Sur son cul à elle, là ? À c’te bourge ? Tu parles que ça me dirait !
– Eh bien allez, alors ! À toi de jouer…
Son regard s’illumine.
– C’est vrai ? Je peux ? C’est pas une blague ?
– C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux…
– Oui, oh, ben alors là je peux vous dire qu’elle va ramasser… Et quelque chose de bien !
Il sourit d’attendrissement.
Elle ne proteste pas. À quoi bon ? Ce serait peine perdue, elle le sait. Il ne se laissera pas apitoyer. Elle n’a pas le choix : il lui faudra boire le calice jusqu’à la lie.
– À nous deux, ma belle !
La fille la pousse, avec rudesse, contre le mur. L’angle du mur. S’éloigne. Dans son dos il y a des chuchotements. Des rires étouffés. Qui durent. Qui s’éternisent.
Elle revient. Elle est revenue. Sa main se pose au creux de sa nuque, y séjourne quelques secondes et puis descend. Elle suit, du bout du doigt, la ligne du dos, s’arrête à l’entrée du sillon entre les fesses, fait mine de vouloir s’y aventurer, se ravise.
– Alors comme ça, on a fait des bêtises ! Une grande fille comme vous. Vous n’avez pas honte ?
Et ça tombe d’un coup. Brutal. Abrupt. Ça lui arrache un cri de douleur tout autant que de surprise. Une première claque suivie d’une multitude d’autres lancées à toute volée. En rafale. Qui lui font un mal fou. Qui lui arrachent de petits gémissements de fond de gorge qu’elle ne parvient pas à juguler malgré tous ses efforts.
Ça s’arrête comme ça a commencé. D’un coup.
Elle se redresse fièrement.
– Alors ? Comment vous avez trouvé ?
Il l’enveloppe d’un sourire enjôleur.
– Magnifique ! Tu es très douée.
– Oui, hein ? Oh, mais je peux encore faire des progrès.


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