lundi 2 octobre 2017

Brûlante passion

Antoine Wiertz La liseuse de romans

– Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui, ma chérie ?
– Holà ! Je risque pas de m’ennuyer. J’ai du travail par-dessus la tête.
– Je vais te manquer un peu ?
– Beaucoup, oui, tu veux dire…
Il approche ses lèvres. Elle tend les siennes.
– À ce soir !
Son pas dans l’escalier. La porte du bas. Elle est seule. Elle attend un peu. Il lui arrive parfois d’avoir oublié quelque chose. Mais non. Non. Cette fois, elle est vraiment seule.

Elle monte. La chambre, sous les combles, est restée en l’état. Telle que l’a laissée, quand il s’est brusquement enfui, abandonnant tout derrière lui, l’étudiant qu’ils ont hébergé. Elle plonge, avec volupté, ses mains dans la malle. Dans les livres. Des dizaines de livres. Elle ferme les yeux. Elle en prend un. Au hasard. Elle sait que, de toute façon, elle ne sera pas déçue. Elle se déhabille, s’allonge sur le lit, s’installe le plus commodément possible.

Deux aristocrates. La tante et sa nièce de vingt ans. Louise et Apolline. Elles fuient la Révolution. Quantité de malheurs, tous plus éprouvants les uns que les autres, se sont successivement abattus sur elles. Mais elles ont enfin réussi, après de multiples péripéties, à embarquer pour l’Amérique. Accoudées au bastingage, elles voguent, heureuses, vers la liberté et une vie meilleure quand soudain, à l’horizon, un bateau de pirates… Elles se précipitent dans leur cabine. Serrées l’une contre l’autre, épouvantées, elles entendent le capitaine hurler des ordres. On court sur le pont. On s’interpelle. L’affolement est général. Des coups de feu finissent par retentir. Et un grand choc les précipite au sol. Le navire a été éperonné.
À nouveau des cris. Des cavalcades. Des pas qui approchent. Dans l’embrasure de la porte apparaît une figure hilare et repoussante.
– Eh, mais c’est qu’il y a encore du butin, là ! Allez, amenez-vous par ici, vous deux !
On les pousse sans ménagement. On les tire. Malgré leurs protestations, on les fait remonter sur le pont. On les force à passer entre deux rangs de pirates aux mines patibulaires qui les dévisagent avec curiosité. Qui les déshabillent du regard. Qui commentent. Qui s’esclaffent.
– Silence !
Le chef a parlé. On se tait. On fait cercle autour d’elles. Il s’approche. Tout près. À les toucher.
– Vous avez de l’or, hein !
Non. Elles n’ont pas d’or, non. Elles n’ont rien. Rien du tout.
Il éclate de rire.
– Mais bien sûr ! Bon, mais on va voir ça. Défrusquez-vous !
Qu’elles se… ? Ah, mais non ! Non ! Il n’en est pas question.
– Et vous vous dépêchez ! Sinon, on le fait nous-mêmes. Et on vous jette aussi sec par dessus bord après. Il faut bien que les poissons mangent…
Elles n’ont pas le choix. Elles s’y résolvent. Toute honte bue. Il y va de leur vie. Et, la mort dans l’âme, elles retirent leurs vêtements. Un à un. Tous les regards sont fixés sur elles. Se repaissent effrontément du spectacle qu’elles offrent. On les encourage de la voix et du geste. On se donne, de satisfaction, de grandes bourrades dans le dos. Elles s’arrêtent d’un coup. Au dernier moment. Au moment d’être nues. Elles ne peuvent pas. Elles ne peuvent plus. Pas plus.

Elle aussi, elle s’arrête. De lire. Trop d’images. Elle ferme les yeux. D’images qui l’investissent. Qui l’habitent. Qui prolifèrent. Elle les laisse se répandre en elle, y voguer à leur guise, se les pianote en bas quelques instants, du bout des doigts. Et elle retourne là-bas. Avec elles. Avec eux.
Le chef est furieux.
– Maintenant, ça suffit ! Vous nous avez assez amusés comme ça.
Il fait signe à deux de ses hommes.
– Foutez-les à poil. Et balancez-les à la mer !
– Non ! Oh, non !
Elles ne leur laissent pas le temps d’arriver jusqu’à elles. Elles se débarrassent, en toute hâte, du peu de vêtements qui leur restent. Elles sont nues. Toutes nues. Devant eux. Devant tous ces hommes dont les regards lubriques les fouillent, les explorent, les engloutissent.
Du bout de l’index sous le menton, il oblige la tante à relever la tête.
– Vous l’avez caché où ?
– Je vous l’ai dit. Il y a pas d’or. Il y a rien. On n’a rien.
Il se tourne vers la nièce.
– Mais il y a un petit trésor, là.
Il avance une main, veut lui saisir un sein. De l’autre, il lui caresse les lèvres. D’un geste qu’il voudrait sensuel. Les mâchoires de la fille se referment sur le bout de ses doigts. Et elle serre. De toutes ses forces.
Stupéfait, il hurle.
– Elle m’a mordu. Cette petite saloperie m’a mordu.
Il colle son visage contre le sien. Il éructe.
– Tu vas me payer ça. Vous allez me payer ça. Toutes les deux.
Il est furieux. Il donne des ordres. Qui sont tout aussitôt exécutés. On les attache au mât. En vis-à-vis. Par les poignets. On amène des fouets. Que deux pirates font claquer en l’air.
– Vous allez chanter ! Je peux vous dire que vous allez chanter… Allez, exécution, vous autres !
Les fouets s’abattent. Sur leurs dos. Sur leurs fesses. Sur leurs cuisses. Y déposent de longues boursouflures blanchâtres.

Elle repose le livre. Son souffle est court. Son cœur bat à tout rompre. Et elle chevauche son oreiller. Qui s’emballe. Qui l’emporte. Qui la dépose, épuisée, mais ravie, sur des berges enchantées.

Elle referme le livre. Elle le repose dans la malle avec les autres. Sur le dessus. Demain, la suite. Elle reviendra demain.

Dans leur lit, il a envie. Il s’approche d’elle, se presse contre elle, cale sa queue gonflée contre ses fesses.
– S’il te plaît, mon chéri, s’il te plaît, sois gentil, pas ce soir ! J’en peux plus. J’ai eu une journée éreintante.

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