lundi 18 septembre 2017

Le mariage de Léa (1)

Albert Edelfert 1887/ phot. Bodil Karlsson Nationalmuseum (Stockolm)

Ma sœur avait un service à me demander. Elle m’avait même appelé tout exprès.
– Tu sais que Léa doit se marier ?
– C’est ce qui se dit, oui.
– Le mois prochain. Et elle voudrait récupérer, d’ici là, les lettres qu’elle m’a adressées. Comme je vais quand même pas revenir tout exprès de Nouméa pour les lui rendre, j’ai pensé à toi.
– Pas de problème. Mais c’est si urgent que ça ? Ça peut pas attendre ton retour ?
– Elle y tient absolument. Faut dire que ce qu’il y a là-dedans… Enfin bref, je compte sur toi. Elles sont dans mon secrétaire. Deuxième tiroir gauche.
– Ce qu’il faudra que tu m’expliques un jour, c’est pourquoi, à l’époque d’Internet, des boîtes mail et tout et tout, vous éprouvez encore le besoin de…
– Tu connais Léa. Elle a jamais rien pu faire comme tout le monde.
– Ah, ça !
Je la connaissais, oui, enfin, c’était vite dit. À l’époque où elles étaient cul et chemise toutes les deux, qu’elle passait quasiment tous les jours à la maison, je m’employais plutôt à l’éviter. C’était une fille insupportable de prétention et d’arrogance. Elle avait excellente opinion d’elle-même, prenait tout le monde de haut et tranchait de tout. Elle m’était résolument antipathique. Je ne rêvais que d’une chose : lui rabattre son caquet. Sans en avoir, malheureusement, jamais eu l’occasion.

Les lettres étaient bien là. Je suis aussitôt allé vérifier. Un gros paquet. Des centaines de feuillets couverts d’une grande écriture énergique bleue qui s’étalait de tout son long sur le papier. J’en ai parcouru un, au hasard, sans en avoir vraiment, au départ, l’intention. Par pur réflexe. Des mots qui ont pris sens. Qui en ont appelé d’autres. Je suis arrivé au bas de la page. J’en ai entamé une autre. Une troisième. Et… j’ai tout repris au début. Le lendemain matin, aux aurores, je mettais un point final à ma lecture.

Elle est passée le mardi, en tout début d’après-midi.
– Je viens chercher mes lettres.
– Oui, ben ça, j’me doute. T’es pas là pour mes beaux yeux. Mais assieds-toi ! T’as bien cinq minutes.
Elle a hésité.
– Vite fait ! J’ai plein de trucs à faire.
– Alors comme ça, tu te maries.
– Je me marie, oui.
– Et t’es sûr de pas être en train de faire une grosse connerie ?
– Écoute, le jour où j’aurai besoin de ton avis…
– Oh, moi, tu sais, ce que j’en dis ! Parce que j’en ai strictement rien à foutre. Mais enfin apparemment ce type, c’est pas le top du top.
– Si tu te mêlais de ce qui te regarde ?
– Il est pas franchement intéressant, à ce qu’il paraît. Superficiel, inconsistant, intellectuellement très limité, il a vraiment rien pour lui, le pauvre.
– Tu le connais pas. Et puis ce qui se raconte…
– Même quand c’est toi qui le dis ? Qui l’écris plutôt ?
– Ah, ben d’accord ! T’as lu mes lettres ! Non, mais c’est pas vrai que t’as lu mes lettres !
– Qui sont passionnantes.
– Mais c’est dégueulasse ! T’avais pas le droit.
– Tout de suite les grands mots. C’est fait pour être lu, des lettres, non ?
– C’est pas à toi qu’elles étaient adressées. Et t’es vraiment la dernière personne à qui il me serait venu à l’idée de…
– Cela étant, je comprends que tu veuilles les récupérer. Parce que si elles tombaient entre les mains de ce pauvre garçon – on ne sait jamais – et qu’il apprenne ce que tu penses vraiment de lui, peut-être bien qu’il aurait plus vraiment envie de se marier. Plus du tout même.
– Bon, écoute ! Je suis pressée, là. Alors tu me rends mes lettres et je file.
– Tu l’épouses pour son fric, hein ? Ben, oui ! Forcément. Il y a que ça qui plaide en sa faveur. C’est déjà pas si mal, tu me diras. Surtout pour une fille comme toi. Qui n’aime rien tant que de se vautrer voluptueusement dans le luxe. Seulement il faut bien payer ça de quelques sacrifices. Il baise vraiment si mal que ça ?
– Ça te regarde pas. Bon, mais allez, faut vraiment que j’y aille.
– J’invente rien, hein ! C’est écrit. Noir sur blanc. De ta propre main. Oh, mais comme tu dis : c’est juste un mauvais moment à passer. Suffit de fermer les yeux et de penser à autre chose. Ou à quelqu’un d’autre. De ce côté-là, t’es rodée maintenant. Ça fait deux ans que tu supportes ses lamentables étreintes .Et que tu vas t’éclater allègrement ailleurs. Sans rechigner à la besogne, dis donc ! Parce que quatre liaisons, depuis que t’es avec lui, ça commence à faire. Sans compter les petits à-côté. Les coups d’un soir sans lendemain. Faut dire que ça, tant que t’étais convaincue qu’il y avait aucune chance qu’il te demande en mariage, tant que tu te contentais de profiter d’un pognon qu’il te lâchait à foison, ça portait pas vraiment à conséquence. Au pire, s’il avait découvert le pot-aux-roses, il t’aurait larguée. Et comme t’étais de toute façon persuadée que c’était ce qui finirait par arriver… Sauf que, maintenant, on n’est plus du tout dans le même cas de figure. Tu vas devenir la Madame d’un monsieur bardé de fric, héritier de l’affaire de papa et vraisemblablement promis à un bel avenir politique. Tu vas faire quoi du coup ? Te déguiser petite épouse modèle ? Et fidèle. Te contenter d’écarter docilement les cuisses, chaque fois que ton seigneur et maître éprouvera le besoin de venir se vider les couilles ? En t’emmerdant à cent sous de l’heure. Ou bien est-ce que tu vas continuer à jouer avec le feu ? Avec tous les risques que ça va désormais comporter. Tu la connais la réponse. On la connaît tous les deux. Même si, dans un premier temps, tu réussis à faire profil bas, ça va vite te redémanger. Et tu repartiras à la chasse au mâle. En prenant mille et mille précautions pour qu’il ne se doute de rien. C’est malhonnête, reconnais ! Profondément malhonnête. Parce qu’il est ce qu’il est, ce monsieur, mais il est quand même en droit de savoir qui il épouse au juste. Qui tu es vraiment. À quoi il s’expose. Ça lui permettra de prendre sa décision en toute connaissance de cause.
– Ce qui signifie ? Qu’est-ce que t’es en train d’essayer de me dire, là ?
– Que ça me pose un problème de conscience. Maintenant que je suis au courant…
– Tu vas quand même pas…
– Lui donner tes lettres à lire ? Je me pose la question. Et je crois bien que si.
– T’es vraiment le roi des salauds.
– Tu penses ce que tu veux, mais, au moins, je serai en paix avec ma conscience.
– Ta conscience ! Non, mais alors là, cette fois, on aura vraiment tout entendu. Ta conscience !
– Il faut qu’il sache. C’est indispensable. Pas seulement qu’il a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d’être cocu à tour de bras, mais aussi – et surtout – dans quelle piètre estime tu le tiens. Ta lettre du 3 juillet et celle du 9 septembre sont tout à fait significatives à cet égard. De vrais morceaux d’anthologie. Ah, il va apprécier.
– Tu le feras pas. Tu me fais marcher.
– J’hésite. Pas sur le principe, non, mais sur les modalités. Est-ce que je lui envoie une photocopie de l’ensemble ? Ou bien uniquement des morceaux choisis ? Est-ce que je le fais tout de suite ou est-ce que j’attends la veille du mariage ? Je pourrais aussi les adresser à tous les invités dont j’aurais, d’ici là, réussi à me procurer l’adresse. C’est une bonne idée, non ? Ambiance garantie le jour J.
– Oui, bon. Si on jouait cartes sur table plutôt ? C’est quoi le but de toute cette pantomine ? Qu’est-ce que tu veux ? De l’argent ?
– Non, mais ça va pas ! Tu me prends pour qui ?
– Quoi, alors ? Tu veux me tirer, c’est ça ?
– Non, plus, non. Par contre, je te flanquerais bien une bonne grosse fessée déculottée. Depuis le temps que ça me démange.
– Une fessée ? Non, mais ça va pas ? T’es complètement barré, toi, par moments, dans ta tête.
Et elle s’est enfuie en claquant la porte. Furieuse.

( à suivre)

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