– Qu’est-ce
que tu vas faire aujourd’hui, ma chérie ?
– Holà !
Je risque pas de m’ennuyer. J’ai du travail par-dessus la tête.
– Je vais te
manquer un peu ?
– Beaucoup,
oui, tu veux dire…
Il approche ses
lèvres. Elle tend les siennes.
– À ce
soir !
Son
pas dans l’escalier. La porte du bas. Elle est seule. Elle attend
un peu. Il lui arrive parfois d’avoir oublié quelque chose. Mais
non. Non. Cette fois, elle est vraiment seule.
Elle
monte. La chambre, sous les combles, est restée en l’état. Telle
que l’a laissée, quand il s’est brusquement enfui, abandonnant
tout derrière lui, l’étudiant qu’ils ont hébergé. Elle
plonge, avec volupté, ses mains dans la malle. Dans les livres. Des
dizaines de livres. Elle ferme les yeux. Elle en prend un. Au hasard.
Elle sait que, de toute façon, elle ne sera pas déçue. Elle se
déhabille, s’allonge sur le lit, s’installe le plus commodément
possible.
Deux
aristocrates. La tante et sa nièce de vingt ans. Louise et Apolline.
Elles fuient la Révolution. Quantité de malheurs, tous plus
éprouvants les uns que les autres, se sont successivement abattus
sur elles. Mais elles ont enfin réussi, après de multiples
péripéties, à embarquer pour l’Amérique. Accoudées au
bastingage, elles voguent, heureuses, vers la liberté et une vie
meilleure quand soudain, à l’horizon, un bateau de pirates…
Elles se précipitent dans leur cabine. Serrées l’une contre
l’autre, épouvantées, elles entendent le capitaine hurler des
ordres. On court sur le pont. On s’interpelle. L’affolement est
général. Des coups de feu finissent par retentir. Et un grand choc
les précipite au sol. Le navire a été éperonné.
À
nouveau des cris. Des cavalcades. Des pas qui approchent. Dans
l’embrasure de la porte apparaît une figure hilare et repoussante.
– Eh,
mais c’est qu’il y a encore du butin, là ! Allez,
amenez-vous par ici, vous deux !
On
les pousse sans ménagement. On les tire. Malgré leurs
protestations, on les fait remonter sur le pont. On les force à
passer entre deux rangs de pirates aux mines patibulaires qui les
dévisagent avec curiosité. Qui les déshabillent du regard. Qui
commentent. Qui s’esclaffent.
– Silence !
Le
chef a parlé. On se tait. On fait cercle autour d’elles. Il
s’approche. Tout près. À les toucher.
– Vous
avez de l’or, hein !
Non.
Elles n’ont pas d’or, non. Elles n’ont rien. Rien du tout.
Il
éclate de rire.
– Mais
bien sûr ! Bon, mais on va voir ça. Défrusquez-vous !
Qu’elles
se… ? Ah, mais non ! Non ! Il n’en est pas
question.
– Et
vous vous dépêchez ! Sinon, on le fait nous-mêmes. Et on vous
jette aussi sec par dessus bord après. Il faut bien que les poissons
mangent…
Elles
n’ont pas le choix. Elles s’y résolvent. Toute honte bue. Il y
va de leur vie. Et, la mort dans l’âme, elles retirent leurs
vêtements. Un à un. Tous les regards sont fixés sur elles. Se
repaissent effrontément du spectacle qu’elles offrent. On les
encourage de la voix et du geste. On se donne, de satisfaction, de
grandes bourrades dans le dos. Elles s’arrêtent d’un coup. Au
dernier moment. Au moment d’être nues. Elles ne peuvent pas. Elles
ne peuvent plus. Pas plus.
Elle
aussi, elle s’arrête. De lire. Trop d’images. Elle ferme les
yeux. D’images qui l’investissent. Qui l’habitent. Qui
prolifèrent. Elle les laisse se répandre en elle, y voguer à leur
guise, se les pianote en bas quelques instants, du bout des doigts.
Et elle retourne là-bas. Avec elles. Avec eux.
Le
chef est furieux.
– Maintenant,
ça suffit ! Vous nous avez assez amusés comme ça.
Il
fait signe à deux de ses hommes.
– Foutez-les
à poil. Et balancez-les à la mer !
– Non !
Oh, non !
Elles
ne leur laissent pas le temps d’arriver jusqu’à elles. Elles se
débarrassent, en toute hâte, du peu de vêtements qui leur restent.
Elles sont nues. Toutes nues. Devant eux. Devant tous ces hommes dont
les regards lubriques les fouillent, les explorent, les
engloutissent.
Du
bout de l’index sous le menton, il oblige la tante à relever la
tête.
– Vous
l’avez caché où ?
– Je
vous l’ai dit. Il y a pas d’or. Il y a rien. On n’a rien.
Il
se tourne vers la nièce.
– Mais
il y a un petit trésor, là.
Il
avance une main, veut lui saisir un sein. De l’autre, il lui
caresse les lèvres. D’un geste qu’il voudrait sensuel. Les
mâchoires de la fille se referment sur le bout de ses doigts. Et
elle serre. De toutes ses forces.
Stupéfait,
il hurle.
– Elle
m’a mordu. Cette petite saloperie m’a mordu.
Il
colle son visage contre le sien. Il éructe.
– Tu
vas me payer ça. Vous allez me payer ça. Toutes les deux.
Il
est furieux. Il donne des ordres. Qui sont tout aussitôt exécutés.
On les attache au mât. En vis-à-vis. Par les poignets. On amène
des fouets. Que deux pirates font claquer en l’air.
– Vous
allez chanter ! Je peux vous dire que vous allez chanter…
Allez, exécution, vous autres !
Les
fouets s’abattent. Sur leurs dos. Sur leurs fesses. Sur leurs
cuisses. Y déposent de longues boursouflures blanchâtres.
Elle
repose le livre. Son souffle est court. Son cœur bat à tout rompre.
Et elle chevauche son oreiller. Qui s’emballe. Qui l’emporte. Qui
la dépose, épuisée, mais ravie, sur des berges enchantées.
Elle
referme le livre. Elle le repose dans la malle avec les autres. Sur
le dessus. Demain, la suite. Elle reviendra demain.
Dans
leur lit, il a envie. Il s’approche d’elle, se presse contre
elle, cale sa queue gonflée contre ses fesses.
– S’il
te plaît, mon chéri, s’il te plaît, sois gentil, pas ce soir !
J’en peux plus. J’ai eu une journée éreintante.
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