jeudi 30 janvier 2014

La petite vendeuse (4)



Une fille de son âge… qui a tourné un temps infini dans le magasin avant de se résoudre, enfin, à gagner la cabine d’essayage…
– À vous de jouer aujourd’hui… Là… Là… C’est le moment… Allez-y !
J’y suis allée… Je me suis arrêtée, retournée… Elle m’a fait signe d’un hochement impérieux du menton… « Allez ! Allez ! » J’ai écarté le rideau… La fille finissait d’enfiler un pantalon…
– Qu’est-ce qu’elle veut celle-là ? On l’a pas sonnée…
J’ai précipitamment et piteusement battu en retraite… Elle m’a aussitôt remplacée…


Quand la fille a été partie, son pantalon sous le bras, elle a haussé les épaules…
– C’est pas la peine… Vous y arriverez jamais… Et vous savez pourquoi ? Parce que vous n’avez aucune confiance en vous… Et que ça se voit comme le nez au milieu de la figure… Rien que votre look ! On dirait que vous faites tout, exprès, pour être transparente, pour vous fondre dans le décor… Comment ça vous nuit ça dans le commerce ! Qui c’est qui pourrait avoir envie de vous ressembler ? Et si on achète vos fringues on se dit qu’on va vous ressembler… Obligé… C’est comme pour les mecs… Comment vous voulez qu’un type il s’intéresse à vous si vous affichez carrément que vous l’êtes pas intéressante ? Il va vous croire… Forcément, il va vous croire… Elle m’a longuement examinée, sourcil froncé, de haut en bas, de bas en haut, a hoché la tête…
– Il y a tout à reprendre… Tout… Oh, mais on va s’en occuper… On va s’en occuper sans tarder…



Elle a éteint la vitrine, baissé le rideau…
– À nous deux ! Essayez ça !
– Ça ? Mais je pourrai jamais mettre ça…
– Mais si ! Essayez, j’vous dis !
J’ai fait un pas en direction de la cabine… Un autre…
– Vous allez où comme ça ? C’est fermé… Personne peut voir de dehors… On est entre nous…
J’ai hésité, la robe sur le bras… Elle a éclaté de rire…
– C’est pas vrai que vous en êtes encore là ? Eh ben il y a du boulot, dites donc ! Il y a vraiment du boulot…
Alors le chemisier… La jupe… Là… Entre les portants… En prenant bien soin de ne pas lui tourner le dos… Qu’elle ne risque pas de s’apercevoir… Des fois que les marques débordent de la culotte…
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Hein ? Quoi ?
– Ces horreurs… Non, mais d’où vous sortez des sous-vêtements pareils ? Vous les avez hérités de votre arrière-grand-mère, c’est ça ? Ah, je comprends mieux… Je comprends pourquoi vous vouliez pas que je voie ça… Vous aviez honte… Il y a de quoi, remarquez ! Et sûr que le mec qui vous désape et qui tombe là-dessus ou il éclate de rire ou il se sauve en courant… Ça aussi va falloir faire quelque chose… Bon, mais plus tard… Une autre fois… Pour le moment les robes…
Elle m’a aidée à finir d’enfiler…
– Faites voir ! Tournez-vous ! Impeccable ! Ça vous va super bien…
– Tu crois ?
– Je crois pas… Je suis sûre… Passez celle-là maintenant… Non… Non… Vous avez la peau trop mate… Elle vous éteint… La verte… Faites voir ce que ça donne la verte…
Elle l’a tirée à la taille, ajustée sur les seins… Pas mal, mais… Non… Non… La première…
Je l’ai emportée…



La robe… Je l’ai mise… Enlevée… Elle s’est encore moquée… Remise… Devant la glace… Sous son regard… Qui ne m’a pas quittée… Tout du long… Fort… Si fort… J’ai eu mal… Devant elle… Pour elle… C’était tellement bon…

lundi 27 janvier 2014

Le Centre (54)



– Sacré veinard, va !
Je l’étais : Marjorie, la toute nouvelle recrue de l’entreprise, fraîchement débarquée de son Aveyron natal, avait atterri en direct dans mon bureau…
Ils en séchaient sur pied de jalousie mes collègues… D’autant que Julien m’avait donné carte blanche…
– Mets-là au courant… Et prends tout ton temps… L’essentiel, c’est qu’à l’arrivée elle soit parfaitement opérationnelle…
Pour prendre mon temps, ça, je le prenais ! Parce que séjourner, des heures durant, en compagnie d’une jeune femme aussi charmante que Marjorie, c’était un vrai bonheur… Je plongeais mes yeux dans les siens… Je me noyais dans son parfum… J’effleurais à l’occasion sa main… Je me laissais voluptueusement bercer par sa voix… C’était d’un cœur on ne peut plus léger que je me rendais, chaque matin, au boulot…

Une enveloppe blanche, banale, perdue au milieu des autres et barrée d’un gigantesque CONFIDENTIEL… À l’intérieur ces quelques mots : « Pourriez-vous vous trouver ce soir, à dix-huit heures, au café des Sports ? C’est au sujet de Marjorie, ma femme… Je compte sur votre absolue discrétion… Merci… » Au sujet de Marjorie ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Qui était allé lui raconter quoi au mari ?

C’était un type d’apparence tout à fait banale, attablé un peu à l’écart… Qui m’a aussitôt fait signe…
– Vous me connaissez donc ?
– De vue… Uniquement de vue… Mais asseyez-vous !
Il s’est éclairci la voix…
– Oui… Oui… Je tenais absolument à vous rencontrer… Parce que… Ça va Marjorie au boulot ? Elle pose pas de problèmes ?
– Absolument aucun… Pourquoi voudriez-vous qu’elle pose des problèmes ?
– À l’entendre il y a rien qui va… Elle multiplie les erreurs… Elle met un temps fou à faire ce que vous lui demandez… Elle est au-dessous de tout… Heureusement que vous êtes patient… Et conciliant…
– Je peux vous assurer que son travail nous donne, à Monsieur Lambret et à moi-même, entière satisfaction…
– Faut dire aussi… Elle est tellement perfectionniste… Elle a si peu confiance en elle… Et dans tous les domaines… Vous savez ce qu’elle n’arrête pas de me répéter ? Sur tous les tons ? Qu’elle ne me mérite pas… Qu’il y a des centaines et des centaines de femmes beaucoup plus belles et beaucoup plus intelligentes qu’elle… Qu’un jour je finirai par me lasser et par la quitter… Forcément… Comme si on pouvait avoir envie de quitter une femme pareille !
– Faut reconnaître que…
– Je m’inquiète pour elle, vous savez ! Elle est si fragile… Il suffit de si peu de chose pour la déstabiliser… Pour qu’elle perde complètement pied… Alors promettez-moi ! Promettez-moi que s’il se passe quoi que ce soit…
– Il n’y a aucune espèce de raison…
– On sait jamais ! Promettez-moi que vous m’avertirez… Aussitôt…
– Si vous voulez, mais…
– D’ailleurs si nous pouvions… Vous et moi… Nous rencontrer comme ça… De temps en temps… Je serais plus rassuré… Je serais plus tranquille…

Ce fut d’abord tous les quinze jours… Puis toutes les semaines… Tous les trois jours… Pour parler d’elle… Encore et encore… C’était son plaisir… C’était son bonheur… Il la racontait, intarissable… Je l’écoutais… Fasciné… Elle… Seulement elle… Tout elle… Leur rencontre… Leurs premières vacances… Leur emménagement rue Pasteur… Ses goûts… Ses plats préférés… Ses films préférés… Ses livres préférés… Ses attendrissantes petites manies… De mon côté je la lui offrais au bureau… Ce qu’elle avait dit… Ce qu’elle avait fait… Ses sourires… Ses froncements de sourcils… À nous deux nous la quadrillions… Au plus près… De plus en plus près…

Et puis il la raconta intime… La façon dont elle se nouait à lui dans le plaisir… Dont elle fermait les yeux… Dont elle se mordait les lèvres… Dont elle criait…
– Mais ce qu’elle préfère – et de loin – c’est de l’autre côté… Derrière… Surtout quand…
Il a baissé la voix…
– Surtout quand, avant, je lui ai flanqué une bonne fessée… Alors ça je peux vous dire que ça la met dans tous ses états…
– Une…
– Une fessée, oui… Elle adore… Elle me raconte sa journée… Ce qui n’a pas été… Ce qu’elle a fait de travers… Les mauvaises pensées qu’elle a eues… Tout… Et elle implore : « Punis-moi ! S’il te plaît, punis-moi ! »

jeudi 23 janvier 2014

La petite vendeuse (3)



Elle n’est pas intervenue tout de suite… Elle l’a d’abord laissée tourner la jeune femme, apprivoiser les lieux, empiler sur son bras un… deux… trois pantalons…
– On peut essayer ?
– Bien sûr ! C’est là, juste en face…
Elle n’a pas quitté la cabine des yeux et elle s’est décidée d’un coup… A fait glisser le rideau sur la tringle…
– Ça va comme vous voulez ? Oui… Oui… Pas mal…
Elle a passé un doigt entre le contrefort du pantalon et la peau…
– C’est pile poil votre taille en plus… Nickel… Tournez-vous ! Impeccable ! Ça vous dessine au plus juste… Quand on a des fesses comme les vôtres il faut qu’elles se voient…
Elle les a effleurées du revers de la main…
– Et le vert ? Vous l’avez essayé le vert ? Non ? Allez-y !
Elle le lui a tendu, l’a aidée à l’enfiler, à boutonner, s’est reculée…
– Ah oui ! Ah Oui ! Mais j’aimerais pas être à votre place… Parce que pour arriver à vous décider… Ils vous vont aussi bien l’un que l’autre…


– Et voilà ! Elle aussi elle a pris les deux… Vous avez vu ? C’est pas bien compliqué dans le fond… Le tout c’est de la sentir la cliente… De repérer très vite – tout de suite – comment elle fonctionne… De trouver la faille et de s’engouffrer dedans… Parce que tout le monde en a une de faille quelque part… Plus ou moins profonde… Plus ou moins béante… Plus ou moins bien dissimulée… Mais tout le monde en a une… Qu’est jamais la même pour personne… C’est pour ça qu’il y a pas de règle générale… C’est toujours au coup pour coup… Il y en a vous avez intérêt à surtout pas intervenir… à vous effacer le plus possible… C’est pas la majorité… La majorité faut y aller… Et savoir comment la jouer… Des fois c’est à la professionnelle consciencieuse et détachée… Des fois à la bonne copine complice… Des fois à la femme admirative et jalouse de la beauté d’une autre… D’autres fois encore… Tout dépend… Mais l’essentiel, toujours, c’est de prendre le dessus, l’ascendant… C’est jamais gagné d’avance… Mais quand vous y arrivez… vous en faites ce que vous voulez… tout ce que vous voulez…


– Pourquoi vous m’avez invitée au restaurant ? C’est pour me remercier de ce que votre chiffre d’affaires il s’emballe depuis que je suis arrivée, c’est ça ?
– Non… Non… Simplement pour le plaisir d’être un peu avec toi en dehors du contexte du magasin…
– C’est sympa… En tout cas c’est très bon… Vous faites quoi d’habitude le dimanche ? Vous allez au restaurant ?…
– Non… Rarement…
– C’est vrai que toute seule… Vous faites quoi alors ? Vous restez chez vous à vous emmerder devant la télé? Ça doit être gai…
– Oh, j’ai l’habitude… Et puis quand on voit défiler du monde toute la semaine…
– Mais c’est pas la même chose… Ça n’a rien à voir… Non… Que vous ayez jamais personne c’est un truc, ça, ça me dépasse…
– Pour trouver quelqu’un qui tienne la route aujourd’hui…
– Mais il s’agit pas de ça, attendez… Mais de s’éclater au moins… De prendre du bon temps… C’est comme ça qu’on trouve à force en plus… Parce qu’un jour il y en a un ça finit forcément par le faire…


– Si vous voulez vraiment y arriver, d’abord et avant tout, la première chose, c’est de vous emparer du rideau de la cabine d’essayage… De le tirer… tranquillement… naturellement… résolument… au moment que vous, vous avez choisi… Tout en vous – votre attitude, votre ton, vos gestes – doit proclamer que vous faites votre métier et rien que votre métier : vous vous mettez à la disposition de votre cliente… Un point c’est tout… En réalité, en tirant ce rideau, vous vous donnez surtout barre sur elle… et pas qu’un peu : parce que c’est vous qui avez délibérément pris l’initiative… parce que, par la force des choses, vous êtes un juge – ça lui va ou ça lui va pas ? – dont elle va devoir prendre l’avis en considération… et puis… et puis parce que quand on est à moitié dévêtu devant quelqu’un qui, lui, reste habillé on se sent forcément, intérieurement, en position d’infériorité… C’est vous qui menez le jeu… Vous n’avez plus qu’à pousser le plus loin possible votre avantage… Le plus efficace alors, chaque fois que vous sentez que vous le pouvez, c’est encore de la toucher… Vous avez tout un tas de prétextes pour ça pendant un essayage : ajuster, lisser, faire disparaître un pli… Vous la touchez… Vous vous l’appropriez… Elle est à votre merci…


Dès que je suis rentrée… Aussitôt… En me remémorant ses mots… En l’écoutant me faire la leçon… J’étais son élève… J’étais une gamine… J’ai cinglé… Les joues en feu… Les fesses en feu…

lundi 20 janvier 2014

Le Centre (53)



– T’en fais une tête ! Ça va pas ?
– Je suis dans une merde, mais une merde ! J’te dis même pas…
– Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Des problèmes de fric… Et des gros…
– Hein ? Mais je croyais…
– Qu’on était pleins aux as ? On l’était… On l’est plus…
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– C’est moi… J’ai fait des conneries…
– C’est-à-dire ?
– Le tiercé… Complètement accro j’y suis devenue à ça…
– Ah…
– J’ai tout bouffé… Toutes nos économies… On n’a plus rien… Enfin si ! Des dettes… Par-dessus la tête…
– Et il prend ça comment Victor ?
– Il est pas au courant Victor… Pas encore… Mais quand il va savoir ! Alors là quand il va savoir ! Rien que d’y penser ! Et ça devrait pas tarder… Parce qu’il a été très clair le banquier… « Ou vous régularisez, Madame Duprat… Avant jeudi… Ou bien alors… » Banque de France… Interdiction… Et tatati et tatata… Non… Faut que je gagne du temps… Faut absolument que je gagne du temps… Parce que dans quinze jours c’est le prix d’Amérique…
– Et alors ?
– Et alors là je suis sûre de mon coup… Des tuyaux de première main j’ai… Je vais me refaire… Un grand bol d’air… En attendant de me rétablir complètement… Non… La seule chose, faudrait pas que l’autre animal de banquier déclenche le cataclysme avant… Et ça… Ça, faut absolument que je réussisse à l’empêcher…

– Tu l’as vu ?
– Je l’ai vu, oui… Il a été odieux… Absolument odieux…
– Ah, ben ça, les banquiers…
– Il a rien voulu entendre… Mais alors là ce qui s’appelle rien… « Mais puisque je vous dis que c’est l’affaire de quelques jours, Monsieur Tiroin… » « Vous m’avez déjà si souvent amusé de belles promesses… » « Oui, mais cette fois-ci… » « Et on peut savoir d’où vont provenir ces fonds sur lesquels vous semblez tant compter ? » « C’est… Ça, c’est mon affaire… » « Le douze dans la troisième course ? C’est ça ? Nous habitons une petite ville, Madame Duprat, où tout se sait… Personne n’ignore où sont passés les millions que vous avez si allègrement dilapidés… À l’exception – notable – de votre mari qui préfère fermer obstinément les yeux sur vos fredaines… Vous vous comportez comme une gamine irresponsable, chère Madame… Et je regrette qu’il ne se soit pas trouvé quelqu’un pour vous remettre, quand c’était nécessaire, les pendules à l’heure… Une bonne fessée vous aurait fait le plus grand bien… » « Je ne vous permets pas… Mais je ne vous permets pas… » « Il n’est pas trop tard… Il n’est jamais trop tard… Vous voulez que je vous accorde un nouveau délai ? Soit ! En échange de quoi je vais vous infliger, à cul nu, cette correction que je rêve de vous administrer depuis fort longtemps et que vous avez – reconnaissez-le ! – amplement méritée… » « Non, mais ça va pas ? Vous n’êtes vraiment pas bien, hein ! » Et je me suis levée, furieuse… « Comme vous voudrez ! Mais ne vous étonnez pas si, dès demain matin, au courrier… » « Vous êtes un monstre… » Et j’ai claqué la porte…
– Tu crois qu’il va vraiment le faire ?
– Non… Non… Parce que je suis revenue sur mes pas…
– Ah…
– La mort dans l’âme… Mais j’avais pas le choix… C’était la seule solution… Si je voulais pas que… Et puis que Victor…
– Et alors ?
– Et alors… ben tu te doutes…
– Il t’en a vraiment mis une ? J’y crois pas !
– Ben si ! Si ! C’est un salaud ! Un véritable petit salaud… Oh, mais il me paiera ça ! Je peux t’assurer qu’il me le paiera…
– Comment ?
– Je sais pas… Oh, mais je trouverai… Je trouverai…
– Et déculottée il te l’a mise ?
– Avec une grande règle en bois… On dirait pas comme ça, mais en fait ça fait hyper mal ce truc…


– T’as pas pleuré au moins ? T’as pas crié ? Tu lui as pas fait ce plaisir ?
– Mais non !
– C’est vrai ? C’est sûr ? T’as pas l’air bien convaincue…
– Oh, mais t’en as pas marre de me poser toutes ces questions ? Tu m’emmerdes à la fin ! Tu m’emmerdes vraiment !

– Il a fait cinquième ton cheval…
– Je sais, oui…
– T’en as pris une pour rien alors finalement… C’était reculer pour mieux sauter… Tu vas quand même y être à la Banque de France…