Albert Edelfert 1887/ phot. Bodil Karlsson Nationalmuseum (Stockolm)
Ma sœur avait un service à me demander. Elle m’avait même appelé tout exprès.
Ma sœur avait un service à me demander. Elle m’avait même appelé tout exprès.
– Tu
sais que Léa doit se marier ?
– C’est
ce qui se dit, oui.
– Le
mois prochain. Et elle voudrait récupérer, d’ici là, les lettres
qu’elle m’a adressées. Comme je vais quand même pas revenir
tout exprès de Nouméa pour les lui rendre, j’ai pensé à toi.
– Pas
de problème. Mais c’est si urgent que ça ? Ça peut pas
attendre ton retour ?
– Elle
y tient absolument. Faut dire que ce qu’il y a là-dedans… Enfin
bref, je compte sur toi. Elles sont dans mon secrétaire. Deuxième
tiroir gauche.
– Ce
qu’il faudra que tu m’expliques un jour, c’est pourquoi, à
l’époque d’Internet, des boîtes mail et tout et tout, vous
éprouvez encore le besoin de…
– Tu
connais Léa. Elle a jamais rien pu faire comme tout le monde.
– Ah,
ça !
Je
la connaissais, oui, enfin, c’était vite dit. À l’époque où
elles étaient cul et chemise toutes les deux, qu’elle passait
quasiment tous les jours à la maison, je m’employais plutôt à
l’éviter. C’était une fille insupportable de prétention et
d’arrogance. Elle avait excellente opinion d’elle-même, prenait
tout le monde de haut et tranchait de tout. Elle m’était
résolument antipathique. Je ne rêvais que d’une chose : lui
rabattre son caquet. Sans en avoir, malheureusement, jamais eu
l’occasion.
Les
lettres étaient bien là. Je suis aussitôt allé vérifier. Un gros
paquet. Des centaines de feuillets couverts d’une grande écriture
énergique bleue qui s’étalait de tout son long sur le papier.
J’en ai parcouru un, au hasard, sans en avoir vraiment, au départ,
l’intention. Par pur réflexe. Des mots qui ont pris sens. Qui en
ont appelé d’autres. Je suis arrivé au bas de la page. J’en ai
entamé une autre. Une troisième. Et… j’ai tout repris au début.
Le lendemain matin, aux aurores, je mettais un point final à ma
lecture.
Elle
est passée le mardi, en tout début d’après-midi.
– Je
viens chercher mes lettres.
– Oui,
ben ça, j’me doute. T’es pas là pour mes beaux yeux. Mais
assieds-toi ! T’as bien cinq minutes.
Elle
a hésité.
– Vite
fait ! J’ai plein de trucs à faire.
– Alors
comme ça, tu te maries.
– Je
me marie, oui.
– Et
t’es sûr de pas être en train de faire une grosse connerie ?
– Écoute,
le jour où j’aurai besoin de ton avis…
– Oh,
moi, tu sais, ce que j’en dis ! Parce que j’en ai
strictement rien à foutre. Mais enfin apparemment ce type, c’est
pas le top du top.
– Si
tu te mêlais de ce qui te regarde ?
– Il
est pas franchement intéressant, à ce qu’il paraît. Superficiel,
inconsistant, intellectuellement très limité, il a vraiment rien
pour lui, le pauvre.
– Tu
le connais pas. Et puis ce qui se raconte…
– Même
quand c’est toi qui le dis ? Qui l’écris plutôt ?
– Ah,
ben d’accord ! T’as lu mes lettres ! Non, mais c’est
pas vrai que t’as lu mes lettres !
– Qui
sont passionnantes.
– Mais
c’est dégueulasse ! T’avais pas le droit.
– Tout
de suite les grands mots. C’est fait pour être lu, des lettres,
non ?
– C’est
pas à toi qu’elles étaient adressées. Et t’es vraiment la
dernière personne à qui il me serait venu à l’idée de…
– Cela
étant, je comprends que tu veuilles les récupérer. Parce que si
elles tombaient entre les mains de ce pauvre garçon – on ne
sait jamais – et qu’il apprenne ce que tu penses vraiment de
lui, peut-être bien qu’il aurait plus vraiment envie de se marier.
Plus du tout même.
– Bon,
écoute ! Je suis pressée, là. Alors tu me rends mes lettres
et je file.
– Tu
l’épouses pour son fric, hein ? Ben, oui ! Forcément.
Il y a que ça qui plaide en sa faveur. C’est déjà pas si mal, tu
me diras. Surtout pour une fille comme toi. Qui n’aime rien tant
que de se vautrer voluptueusement dans le luxe. Seulement il faut
bien payer ça de quelques sacrifices. Il baise vraiment si mal que
ça ?
– Ça
te regarde pas. Bon, mais allez, faut vraiment que j’y aille.
– J’invente
rien, hein ! C’est écrit. Noir sur blanc. De ta propre main.
Oh, mais comme tu dis : c’est juste un mauvais moment à
passer. Suffit de fermer les yeux et de penser à autre chose. Ou à
quelqu’un d’autre. De ce côté-là, t’es rodée maintenant.
Ça fait deux ans que tu supportes ses lamentables étreintes .Et que
tu vas t’éclater allègrement ailleurs. Sans rechigner à la
besogne, dis donc ! Parce que quatre liaisons, depuis que t’es
avec lui, ça commence à faire. Sans compter les petits à-côté.
Les coups d’un soir sans lendemain. Faut dire que ça, tant que
t’étais convaincue qu’il y avait aucune chance qu’il te
demande en mariage, tant que tu te contentais de profiter d’un
pognon qu’il te lâchait à foison, ça portait pas vraiment à
conséquence. Au pire, s’il avait découvert le pot-aux-roses, il
t’aurait larguée. Et comme t’étais de toute façon persuadée
que c’était ce qui finirait par arriver… Sauf que, maintenant,
on n’est plus du tout dans le même cas de figure. Tu vas devenir
la Madame d’un monsieur bardé de fric, héritier de l’affaire de
papa et vraisemblablement promis à un bel avenir politique. Tu vas
faire quoi du coup ? Te déguiser petite épouse modèle ?
Et fidèle. Te contenter d’écarter docilement les cuisses, chaque
fois que ton seigneur et maître éprouvera le besoin de venir se
vider les couilles ? En t’emmerdant à cent sous de l’heure.
Ou bien est-ce que tu vas continuer à jouer avec le feu ? Avec
tous les risques que ça va désormais comporter. Tu la connais la
réponse. On la connaît tous les deux. Même si, dans un premier
temps, tu réussis à faire profil bas, ça va vite te redémanger.
Et tu repartiras à la chasse au mâle. En prenant mille et mille
précautions pour qu’il ne se doute de rien. C’est malhonnête,
reconnais ! Profondément malhonnête. Parce qu’il est ce
qu’il est, ce monsieur, mais il est quand même en droit de savoir
qui il épouse au juste. Qui tu es vraiment. À quoi il s’expose.
Ça lui permettra de prendre sa décision en toute connaissance de
cause.
– Ce
qui signifie ? Qu’est-ce que t’es en train d’essayer de me
dire, là ?
– Que
ça me pose un problème de conscience. Maintenant que je suis au
courant…
– Tu
vas quand même pas…
– Lui
donner tes lettres à lire ? Je me pose la question. Et je crois
bien que si.
– T’es
vraiment le roi des salauds.
– Tu
penses ce que tu veux, mais, au moins, je serai en paix avec ma
conscience.
– Ta
conscience ! Non, mais alors là, cette fois, on aura vraiment
tout entendu. Ta conscience !
– Il
faut qu’il sache. C’est indispensable. Pas seulement qu’il a
quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d’être cocu à tour de
bras, mais aussi – et surtout – dans quelle piètre
estime tu le tiens. Ta lettre du 3 juillet et celle du 9 septembre
sont tout à fait significatives à cet égard. De vrais morceaux
d’anthologie. Ah, il va apprécier.
– Tu
le feras pas. Tu me fais marcher.
– J’hésite.
Pas sur le principe, non, mais sur les modalités. Est-ce que je lui
envoie une photocopie de l’ensemble ? Ou bien uniquement des
morceaux choisis ? Est-ce que je le fais tout de suite ou est-ce
que j’attends la veille du mariage ? Je pourrais aussi les
adresser à tous les invités dont j’aurais, d’ici là, réussi à
me procurer l’adresse. C’est une bonne idée, non ? Ambiance
garantie le jour J.
– Oui,
bon. Si on jouait cartes sur table plutôt ? C’est quoi le but
de toute cette pantomine ? Qu’est-ce que tu veux ? De
l’argent ?
– Non,
mais ça va pas ! Tu me prends pour qui ?
– Quoi,
alors ? Tu veux me tirer, c’est ça ?
– Non,
plus, non. Par contre, je te flanquerais bien une bonne grosse fessée
déculottée. Depuis le temps que ça me démange.
– Une
fessée ? Non, mais ça va pas ? T’es complètement
barré, toi, par moments, dans ta tête.
Et
elle s’est enfuie en claquant la porte. Furieuse.
( à
suivre)
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