samedi 23 mars 2019

Les fantasmes de Lucie (44)


Peinture de Jules Lefebvre (1853)

Au Moyen-Âge, Lady Godiva, l’épouse de Léofric de Mercie, était scandalisée par la multitude des taxes qui pesaient sur la population du comté de Coventry. À plusieurs reprises, elle s’en était plainte à son mari qui, de guerre lasse, avait accepté de les supprimer si, en contrepartie, elle se résolvait à traverser la ville à cheval, vêtue en tout et pour tout de ses seuls cheveux blonds qu’elle avait fort beaux. Elle l’avait prise au mot et il avait tenu parole.
Légende ou réalité ? Une chose est sûre, en tout cas : les annales de la ville révèlent qu’à partir de 1057 l’impôt n’a plus été levé.

Moi, cette histoire me fascine. Je m’imagine bien, chevauchant nue, dans la fraîcheur du petit matin, par les rues désertées de la ville. Les habitants, par égard pour la dame qui prenait ainsi leur défense, s’étaient en effet, paraît-il, tous claquemurés chez eux.
Oui, enfin ça, j’y crois qu’à moitié. Qu’ils n’aient pas mis le nez dehors, puisque telle était la décision qui avait été prise d’un commun accord, soit ! À la rigueur. Mais je suis bien tranquille qu’ils étaient tous à l’affût derrière leurs volets. Les hommes comme les femmes. Même si leurs motivations étaient différentes.

De toute façon, quand je parcours leurs rues à cheval, je ne leur laisse pas le choix. Ils sont là. À telle fenêtre, il y a ce beau jeune homme, qui, chaque fois que je le croise, me jette des regards enflammés que je feins d’ignorer. À telle autre, il y a ce vieillard lubrique dont je réveille les dernières ardeurs. À telle autre encore, ce sont un mari et sa femme qui vont, aussitôt après mon passage, se jeter sur leur lit pour une cavalcade échevelée.
Partout, dans chaque maison, on m’épie. On se repaît de moi. On me désire. On m’admire.
Et je reviens. Je recommence. Sans jamais me lasser.

C’est aussi, quelquefois, aujourd’hui. Je demande une entrevue au maire. Je me scandalise du montant, toujours plus élevé, des taxes foncières. Il me laisse parler. Il sourit. Il n’arrête pas de sourire. Sans rien dire. Il m’agace. Ce qu’il peut m’agacer !
– Avez-vous entendu parler de Lady Godiva ?
Je sursaute.
– Oui, évidemment, mais…
– Eh bien, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Il se lève. L’entretien est terminé.

Non, mais il s’imagine quoi ? Que je vais me dégonfler ? Alors là, il me connaît mal. Vraiment très très mal.
Un cheval ? J’en trouverai un, de cheval. C’est pas un problème. Et j’établis mon itinéraire. Que je vais déposer en mairie, entre les mains de la secrétaire éberluée. Non, mais !

Arrive le grand jour. J’enfourche ma monture et j’entreprends mon périple. Lentement. Le plus lentement possible. Personne dans les rues. Des consignes ont été données. Mais on est aux fenêtres. Je sais qu’on est aux fenêtres. Avenue du général Leclerc quelqu’un, resté dans l’ombre, applaudit. Un autre, un peu plus loin, invisible lui aussi, lance un coup de sifflet strident dans ma direction. Juste après le Crédit Agricole, Pierre Legrand a le nez collé à la baie vitrée de sa salle de séjour. Sa femme vient brusquement le tirer en arrière. Ici et là, on savoure ma nudité. On s’en délecte. Il y a ceux que je débusque en train de m’observer, à l’affût, les yeux brillants de convoitise. Les Benoît Grandin… Les Kevin Rubanier… Les Julien Guizzi… Je pose sur eux un rapide regard apparemment indifférent. Je me détourne aussitôt. Et puis il y a les autres, tous les autres, plus discrets, plus effacés, mais tout aussi intensément rivés à moi. Et je… Mais qu’est-ce que je peux mouiller sur ce putain de cheval !
J’en serre les flancs. De toutes mes forces. Je ferme les yeux. Je m’accroche à la bride.

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