samedi 2 mars 2019

Les fantasmes de Lucie (41)


Dessin de Léon Roze

On n’a pas pu y échapper. Une réunion avec tous les dirigeants des succursales du groupe. Il y avait de tout. Des Estoniens. Des Finlandais. Des Russes. Des Espagnols. Des Allemands. Des Japonais. Vraiment de tout. Et on s’est tapé des heures et des heures de discours insipides sans le moindre intérêt. Après quoi repas interminable et bal. On a bien essayé de se défiler, Cordelia et moi, mais il n’y a pas eu moyen. Et j’en ai été quitte pour danser, de longs quarts d’heure durant, avec un Allemand d’une soixantaine d’années qui avait jeté son dévolu sur moi. Beaucoup plus pour parler d’ailleurs que pour quoi que ce soit d’autre. Et pour parler… de son arrière grand-père. Qui était cuirassier dans l’armée prussienne. J’ai donc eu droit à dix mille récits de batailles, de charges de cavalerie, de glorieux exploits dont il se vantait comme s’il s’était agi des siens. Je l’écoutais d’une oreille, je le gratifiais, de temps à autre, d’un oui de politesse quand j’ai brusquement réalisé qu’il était question de cravache s’abattant sur un postérieur contraint d’en subir docilement la morsure.
Eh, mais c’est que ça devenait intéressant !
– C’était une punition courante, dans l’armée prussienne, à l’époque. Et je peux vous dire qu’elle s’avérait efficace. Elle était si sévèrement appliquée qu’on marchait droit pour ne pas s’y trouver exposé. Mon aïeul a eu, lui aussi, à subir les cinglées de la cravache. Une fois. Une seule fois. Il n’a jamais voulu dire pourquoi. Ce qu’il admettait, par contre, c’est que c’était amplement mérité.
Ce que racontait également son aïeul, c’est qu’une espionne, prise sur le fait, avait, elle aussi, été fouettée devant tout le régiment. Je me suis efforcée, sans trop insister, d’obtenir des détails qu’il ne m’a malheureusement pas fournis. Soit qu’il n’en ait pas eu connaissance ou soit, plus vraisemblablement, qu’il ait estimé qu’il n’était pas convenable de les évoquer devant une « dame ».

Mais moi, une fois rentrée, une fois couchée, je ne me fais pas faute de les évoquer ces détails. Ah, non, alors !
C’est moi l’espionne. Et c’est au secrétariat du régiment que je travaille. Je reçois de nombreuses dépêches de « là-haut ». À moi de juger de leur importance. Et d’en réaliser, le cas échéant, une copie aussi rapide et discrète que possible. Que je vais dissimuler, dans une cache secrète, à l’orée de la forêt, où d’autres agents viennent la récupérer.

Ça a lieu un soir, pendant le bal que donne le commandant dans la grande salle des fêtes.
Un officier s’approche de moi, s’incline. Persuadée qu’il vient m’inviter à danser, je me lève, tout sourire.
– Veuillez me suivre. Sans faire d’histoires.
– Mais qu’est-ce que… ?
Il ne répond pas.
Au-dehors quatre soldats s’emparent de moi sans ménagement. Me lient les poignets.
– Mais enfin qu’est-ce qu’on me veut ? Qu’est-ce qu’on me reproche ?
Le gradé consent enfin à m’adresser la parole.
– Haute trahison. Ton compte est bon, ma petite.
On me ramène à la caserne manu militari. On me jette au fin fond d’une cellule sombre et humide.
Avec une gamelle d’eau et un quignon de pain.

Le lendemain, dès le lever du jour, on vient m’y quérir. J’ai toujours ma robe de bal. On me mène aux écuries. Les huées d’une cinquantaine de cuirassiers m’y accueillent.
– Traîtresse !
– Vendue !
– Conseil de guerre ! Conseil de guerre !
Le commandant les fait taire.
– Cela viendra, mais en attendant, une bonne fouettée s’impose.
On approuve bruyamment.
– Oui ! Oui ! Et qu’on ne la ménage pas !
Je ne cherche pas à fuir. Je ne proteste pas. Je sais que c’est parfaitement inutile.
On me lie les poignets à un poteau. On relève ma robe. Ma culotte me tombe sur les chevilles. Mon jupon reste le dernier rempart à ma pudeur. Je supplie qu’on me le laisse. Mais non. Non. On le relève aussi. J’ai les fesses nues. Exposées à la vue de tous.
On rit.
Quelques-uns applaudissent.
J’ai honte. J’ai tellement honte.
Et c’est alors que mon plaisir surgit. Une première fois.
Le commandant hurle.
– Trente coups !
On n’ira pas jusqu’au bout.
Une vague de jouissance me submerge bien avant et m’abandonne, épuisée, au creux de mes draps trempés.

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